Le contexte de la création

En pleine guerre froide, le risque d’une catastrophe nucléaire est à son comble. Mirra Alfassa, plus connue sous le surnom de « La Mère », compagne du penseur et poète indien Sri Aurobindo (1872-1950) et inventeur du yoga intégral, fit le rêve d'un lieu « qu'aucune nation ne pourrait revendiquer, où tous les êtres humains de bonne volonté, sincères dans leurs aspirations, pourraient vivre librement comme citoyens du monde, en obéissant à une seule autorité, celle de la vérité suprême ".

Ce rêve, grâce à elle, deviendra réalité.


Crééé en 1968, avec le soutien de l’UNESCO, du gouvernement indien et de 124 pays du monde, sur un périmètre désertique de 20 kilomètres carrés au nord de Pondichery, Auroville est une ville expérimentale « qui sera le lieu des recherches matérielles et spirituelles pour donner son corps vivant à une unité humaine concrète»

Cette idée d'une ville universelle, où l'argent n'aurait pas cours, attire des centaines de fidèles et de routards européens, qui commencent à défricher, planter et cultiver une « ville du futur " prévue pour héberger à l’origine 50.000 habitants.

 Auroville fête cette année ses 50 ans et voilà ce que les 4 jours que nous avons passés sur place nous ont permis de comprendre.


Du désert à la jungle : l’exploit écologique d’Auroville

La première chose que les habitants ont fait, dans les premières années d’Auroville, a été de transformer un plateau désertique de latérite rouge en une forêt riche de 3 millions d'arbres où se mêlent acacias, banians, flamboyants, frangipaniers ainsi que de multiples variétés d'ibiscus et de bougainvilliers. Avoir vu les photos d’il y a 50 ans, où un seul arbre uniquement vivait, tout en se frayant un chemin dans la jungle humide pleine de papillons, de serpents et de moustiques fait un sacré choc.

La réussite écologique est proprement stupéfiante, de par sa créativité et la mise en œuvre généralisée de solutions innovantes, que ce soit dans le domaine de l’énergie solaire ou éolienne, de la production agricole, de la gestion et du traitement de l’eau, de la reforestation ou des matériaux de construction écologiques.

Rien que pour ça, Auroville a déjà conquis notre respect, en montrant que des écosystèmes entiers peuvent être récrées, en quelques dizaines d’années seulement, à partir de rien, si ce n’est la volonté d’une poignées de pionniers. Les experts d’Auroville participent d’ailleurs aujourd’hui à des missions de reboisement d'autres régions de l’Inde.


L'unique arbre d'Auroville en 1968

Auroville aujourd'hui

Les Aurovilliens, qui sont-ils ?

Ce qui nous a vite frappé est la différence de « profil-type » suivant les générations d’Aurovilliens.


  • Les « pionniers », sont avant tout venus pour la révolution spirituelle du rêve de la Mère. Ils sont plutôt du genre hippie, qui assument 100% leur look illuminé et ont tendance à parler de conscience intérieure, d’unité humaine, de la mère universelle qu’est la nature etc. Certains vivent encore dans un grand dénuement, d’autres dans de belles maisons, mais la ferveur pour le projet initial reste palpable et ils débordent d’activités au service de la communauté.


  • Les « nouveaux arrivants » (on exclut donc ici les retraités qui viennent pour couler des jours heureux) sont en premier lieu attirés par les innovations sociales et écologiques qui fleurissent à Auroville. La plupart d’entre eux n’ont aucune connaissance approfondie de la quête spirituelle de la Mère et de Sri Aurobindo, ils ne sont clairement pas venus pour ça. C’est le cas de Raj et Lauren, un couple australo-indien, avons qui nous avons passé une soirée complète à discuter et qui s’épanouissent, chacun dans leur domaine. Raj est architecte de formation et travaillent sur la construction de bâtiments 100% écologiques. A Auroville, il consacre l’essentiel de son temps au recyclage de matériaux et se sent ultra chanceux car il est entouré d’experts du monde entier, venus dans la même dynamique. Pas de pression à la rentabilité, de la recherche désintéressée, appliquée à des projets concrets de construction à Auroville. Lauren, elle, est travailleuse sociale de formation (elle aidait les aborigènes en Australie) et travaillent pour une ONG créée à Auroville qui commercialise des serviettes hygiéniques en tissu, pour limiter les serviettes jetables bourrées de plastiques polluants. Cette ONG vend 10 000 serviettes par jour et Lauren est, après seulement un an, invitée à prendre la parole dans toute l’Inde sur ce sujet.


  • Les « enfants d’Auroville » qui sont nés et ont grandis à Auroville et qui sont aujourd’hui en âge de faire des études supérieures. Accompagnés par notre ami Victor, 21 ans et grand connaisseur des lieux, nous avons fait une « soirée beer-pong » chez un de ses potes. Là, le choc. En plein milieu de l’Inde, nous nous retrouvons dans une soirée « comme à Rueil Malmaison », avec seulement pleins de nationalités différentes et l’anglais réconciliant tout le monde. Aucune spiritualité particulière « on s’en fout pas mal de la Mère nous », mais une belle ouverture d’esprit lié au melting pot dans lequel ils ont grandi et un grand respect de la nature lié à la jungle dans laquelle ils ont évolué toutes ces années. A la question « plus tard, voudras-tu vivre à Auroville ? », ils répondent qu’ils ne savent pas encore, qu’ils ont besoin de se confronter quelques temps à la « vraie vie » pendant leurs études (qu’ils vont faire pour la plupart en occident) et qu’ils décideront ensuite. Mais tous ont l’air d’avoir adoré grandir là où « on a une liberté énorme tout en connaissant tout le monde ». Des jeunes comme nous en somme, avec peut-être une plus grande ouverture sociale et définitivement plus de conscience écologique.


Le fonctionnement : ce que l’on a pu comprendre

Nous sommes restés trop peu à Auroville pour comprendre les coulisses de son fonctionnement. Pour autant, nous avons compris que l’essentiel tourne autour de deux institutions centrales : le travail et la communauté.


1. Le travail :

Pour venir s’installer à Auroville, chaque personne doit avoir un « projet » , c’est-à-dire, apporter grâce à son travail, une richesse supplémentaire au service de la ville et de ses habitants. Ces projets peuvent être de toutes sortes : médicaux, sportifs, spirituels, écologiques, sociaux, logistiques, architecturaux, commerciaux...et incluent souvent une dimension de recherche.

Pour avoir le statut de permanent à Auroville, il faut travailler durant une année, gratuitement. Cela fait une sacrée barrière à l’entrée qui ne garde que les plus motivés.

Le travail permet aussi de « faire tourner » la ville pour assurer une réponse aux besoins prioritaires des habitants (consommation, santé, éducation, infrastructures…) et d’assurer des revenus à la communauté venus de l’extérieur (tourisme, business d’export etc.). On compte donc une cinquantaine d’unités de production « made in Auroville » qui gèrent l’hébergement des touristes, la fabrication d’encens, de produits bio, bougies, poteries, bijoux, vêtements…que l’on peut acheter dans les boutiques d’Auroville et de Pondichéry, mais aussi au-delà des frontières de l’Inde. Une partie des bénéfices des business (35% environ) revient à la communauté.


2.      La communauté

Auroville est divisée en 12 communautés aux noms pleins de bons sentiments (joie, certitude, courage…etc). Chaque communauté (environ 200 personnes donc) est auto-administrée par ses habitants.

Par exemple, pour obtenir un logement ou un terrain à Auroville, il faut que la « candidature » soit approuvée à l’unanimité par chaque membre de la communauté dans laquelle le terrain se trouve.

Belle réussite communautaire, il n’y a pas de principe de propriété à Auroville. Après leur année probatoire, les nouveaux arrivants peuvent construire une maison sur l’un des terrains de la ville qui leur a été attribué. Chacun reste libre d’investir en fonction de ses moyens, ce qui introduit d’ailleurs de fortes disparités de confort entre les habitants. En cas de départ, les aurovilliens perdent tout droit sur la maison qu’ils ont bâtie. Pas question de la vendre ou de la louer. Elle est transmise aux enfants ou revient à la communauté qui en dispose pour y installer d’autres habitants moins fortunés.

Raj et Lauren, nos amis nouveaux arrivants ont dû essuyer une sacrée déception : ils se sont fait refuser l’octroi d’une maison libre car un des habitants, en vote communautaire, ne voulait pas avoir d’autre chien que le sien dans le voisinage…Ils sont sereins dans le fait d’en avoir une prochainement mais avouent avoir été déçus de ne pas avoir pu plaider un tant soit peu pour leur candidature.

Nous avons pour autant manquer de temps pour comprendre plus en avant le système dans sa complexité mais nous supposons d’ores et déjà que cette règle de l’unanimité doit causer bien des casse-tête dans les faits.


3. l’éducation

Le système éducatif fait également partie des acquis indéniables. Les enfants apprennent le tamoul, le français, l'anglais et, depuis peu, l'allemand dès le primaire. Les écoles, une dizaine en tout, sont constituées de petits bâtiments en pleine nature ne contenant souvent qu'une seule salle de classe d'une vingtaine d'élèves. L'informatique multimédia est enseignée dès le plus jeune âge et les enfants jouissent, à leur sortie de l'école, d'une autonomie, d'une liberté de mouvement et d'activités sportives impensables chez nous. Dès les niveaux supérieurs, des équivalences sont assurées afin qu’après leurs bacs, les jeunes puissent prétendre à poursuivre leurs études en Europe ou ailleurs. C’est donc une éducation très ouverte sur le monde qui leur ait proposée, mais d’après les dires de Victor, elle est plus fortement orientée vers des actions concrètes de création, de travail des matières et de protection de l’environnement.



Les limites auxquelles se confronte Auroville


1.      L’argent


A l’origine, l’argent ne devait pas exister dans l’enceinte de la ville. Dès 1965, la Mère écrivait : « Auroville n’aura de relations avec l’argent que pour ses échanges avec le monde extérieur ».

Les pionniers ont tenté d’appliquer ce principe à la lettre mais cela a donné lieu à des échecs successifs : « Dans un premier temps, la nourriture a été répartie de façon égalitaire entre tous les habitants. Rapidement, certains se sont plaints de ce régime unique et ont voulu différencier leurs menus. D’où une seconde tentative où chacun choisissait ce dont il avait besoin dans le magasin de la ville. Les ressources s’épuisèrent bien avant d’avoir satisfait tout le monde. D’où le régime actuel qui ressemble assez à celui de la carte bancaire... ». Aujourd’hui, entre les Aurovilliens, l’argent ne circule pas sous forme de monnaie. Chaque habitant dispose d’un numéro de compte qu’il fournit pour régler ses dépenses dont la gestion est entièrement informatisée.


Concernant le budget de la Ville, 30 % est apporté par l’activité commerciale des unités de travail, le reste provient d’un système assez complexe de contributions diverses venant essentiellement des auroviliens eux-mêmes et des visiteurs. Les recettes sont utilisées par une quarantaine de services gratuit. Parmi les plus coûteux, on trouve la clinique dentaire, le centre de recherche international sur l’éducation (Saiier), le Matrimandir ou l’entretien de la forêt et des maisons. 

 

Chaque habitant permanent, en échange de son travail au service de la Ville, reçoit une « maintenance » de 12 000 roupies par mois, soit 145 euros environ. Cette maintenance représente environ la moitié des dépenses du budget d’Auroville. Ce pécule permet à chacun de se nourrir et de payer de menues dépenses courantes mais clairement, il force à vivre chichement. Ceux qui détiennent un business peuvent avoir plus de revenus suivant le succès de leur entreprise après avoir versé le tiers de leurs bénéfices. D’autres encore vivent grâce à leur capital extérieur (patrimoine à l’étranger, retraite…). Cette ouverture aux capitaux extérieurs permet de ne pas enfermer les habitants dans un système rigide 100% communautaire mais recrée des inégalités flagrantes entre les individus.

Nos amis Raj et Lauren nous expliquaient qu’il était difficile pour des jeunes comme eux de vivre à Auroville uniquement de la maintenance et Raj se voyait dans l’obligation de reprendre une activité lucrative, à mi-temps, en dehors de son travail à Auroville car Lauren attend un enfant et leurs besoins vont donc augmenter. Selon eux, le schéma le plus simple, malheureusement, reste de venir à Auroville « en reconversion », après avoir pu mettre un peu d’argent de côté au préalable


Le projet de supprimer l’argent a donc pris du plomb dans l’aile et des nouvelles solutions restent clairement à imaginer pour s’affranchir de son pouvoir plus durablement. Sujet complexe mais passionnant !

 


2.      La dépendance à l’emploi peu-rémunéré des indiens locaux

Si elles restent au stade artisanal, les unités de travail révèlent l’un des aspects les plus controversés de l’économie et du mode de vie des Aurovilliens. Ces derniers font en effet largement appel à la main d’oeuvre locale des Tamouls vivants dans les 10 villages environnants pour effectuer la quasi-totalité du travail manuel. Ils sont entre 3.000 et 3.500, soit deux fois plus que le nombre d’Aurovilliens adultes, à travailler dans les ateliers de la ville. De plus, toutes les maisons sont entretenues par des Tamouls qui assurent les tâches ménagères. Les résidents se chargent de l’administration, des services, comme l’enseignement dans les écoles, et de la direction des unités de travail. 

Sans les autochtones, pas de construction de maisons et de routes, ni pas de production artisanale. Toute l’économie d’Auroville ne tient que grâce à cette répartition des tâches et par le très faible coût de la main d’oeuvre locale. Le salaire d’un maçon ne dépasse pas 150 roupies (15 euros) par jour...Loin de nous l’idée de jeter la pierre sur ce point car la région s’est totalement développé grâce à l’attractivité d’Auroville et les villages alentours ont très sûrement bénéficié de ces nouveaux emplois. Par contre, impossible de nier le manque de réplicabilité que cela induit : Auroville, c’est bien, mais que ça n’aurait jamais pu exister dans la Creuse !



La conclusion :

Le projet communautaire initial de la Mère, basé sur la méditation et la naissance d’un homme nouveau, fraternel et fort d’une spiritualité intense n’a pas, en 50 ans, atteint son objectif. Auroville est-elle pour autant devenue une ville comme les autres ?

Notre sentiment est que les gens y vivent très heureux, très proches de la nature et mettent leur temps et leurs efforts aux services des sujets qui les passionnent afin d’inventer des solutions nouvelles. Ils expérimentent une façon de vivre et se frottent concrètement aux problèmes que nous subissons dans nos villes à nous, passivement.

Faire le choix d’aller vivre à Auroville c’est vouloir être libre de penser différemment et d’expérimenter. L’expérimentation finira-t-elle un jour ? Peu probable. Cela nous donne d’autant plus envie de continuer à suivre l’histoire qu’écrit cette petite enclave internationale, qui ose exister ! Car si elle n’arrivera sûrement pas à inventer la société parfaite, Auroville réussit déjà à innover sur de nombreux sujets d’avenir et est une vitrine vivante de l’impact positif que l’homme peut choisir d’avoir sur la nature.